Quelques mois après la trajectoire du plat de spaghettis, Ingrid Bergman est à Rome, à Capri, à Amalfi, au soleil de tous les bonheurs, environnée de paparazzis comme autant de moustiques, acclamée, encouragée à l'amour par des foules d'admirateurs enthousiastes. Les Italiens aiment l'amour. L'amour est un don du ciel, une fête, une joie, une fanfare. Que "leur" Rossellini ait ramené une aussi belle captive, numéro un au box office américain, les enchante. Il est devenu leur champion. Flamboyante, la passion des deux amants va trouver son couronnement dans le tournage d'un futur chef-d'oeuvre, paraît-il, au nom prédestiné : "Stromboli", le volcan légendaire. Le Stromboli n'est pas un volcan comme les autres. Il a l'air sage, innofensif, il laise couler de longues traînées de cendres grises sur le saphir de la Méditerranée. Ses explosions sont modérées et régulières depuis l'Antiquité, il lui arrive de se laisser aller à quelques crachements de lave sans violence, et il garde son panache de fumée en permanence, comme le " phare de la Méditerranée ". Etrange coïncidence entre un certain paysage volcanique et le tempérament d'une certaine femme, l'air sage, et distillant ses passions par intervalles. Dix minutes environ pour le volcan, dix années environ pour sa visiteuse d'un film. Ingrid à épouser Peter Lindström en juillet 1937, union sage. Elle le quitte pour Rossellini en 1949, union passionnée. En 1958, il s'agira d'un amour plus calme...
Pour l'instant c'est le face à face, ou plutôt la rencontre à trois : Roberto, Ingrid et le Stromboli, et l'âpreté d'un scénario mystérieux, presque secret, d'autant plus secret que Rossellini déteste les synopsis de plus de deux pages n'écrit aucun dialogue, choisit ses acteurs sur le terrain et n'invente jamais la fin d'une histoire avant de la tourner.
Mais quoi, c'est un génie ! Même si ses méthodes affolent les plannings américains, même si le visionnage de son dernier film, " Paisa ", suite de " Rome, ville ouverte " a glacé d'incompréhension une foule de producteurs Hollywoodiens.
Mais il est dit que le diable se mêle toujours un peu des histoires d'amour. Il s'appelle Howard Hughes, le milliardaire en dollars, l'extravagant homme d'affaires, capable d'acheter un studio de cinéma pour Ingrid Bergman. Entre parenthèses et deux confidences, Hughes essaie depuis deux ans de séduire la belle actrice qui le repousse poliment. Personne ne voulant risquer d'argent sur " Stromboli ", il adécidé de le faire, non parce qu'il croit au film, bien au contraire, mais parce qu'il espère autre chose... Offrir une petite folie professionnelle à la star pour mieux la récupérer plus tard dans ses filets de la RKO. Il n'a rien compris, ce grand homme, à la passion rossellinienne. Car le macho américain n'a rien de commun avec le macho italien. L'un espère atteindre son but en faisant miroiter des dollars et des studios, l'autre l'a atteint sans peine en promettant la difficulté, l'absence de décor, de maquillage et de confort. Le film de leur amour qui raconte une autre histoire sera, malgré les dollars de Hughes, un travail de bouts de ficelle, d'économies de bouts de chandelle, d'angoisses et de sursauts d'idées. Le néo-réalisme italien est à ce prix.
Isolée au flanc du volcan, plus seule que dans le désert, bercée par les grondements souterrains , respirant la poussière et dormant à la dure, Ingrid n'a pas tout à fait réaliser le scandale naissant aux Etats-Unis depuis son départ. Peter son mari, ne veut pas croire à la rupture. En tout cas, il se garde bien de le confirmer aux échotiers. Mais, lorsque les photos d'Ingrid et de Roberto envahissent les magazines ( contre leur gré, d'ailleurs, mais c'est la loi des paparazzis ), la guerre éclate. Au milieu de cette guerre, une petite fille, Pia. Elle va connaître les misères, hélas courantes, des divorces difficiles. Elle va servir d'objet de chantage, cernée par les avocats, interrogée par les juges, elle devra prendre position contre sa mère. Une enfant de star, n'est pas une enfant comme une autre. Elevée par son père, Pia n'a eu que très peu de rapports avec sa mère qui l'aime pourtant tendrement. Mais comment jouer les mamans berceuses lorsque le travail des studios, les interviews, les voyages, les soirées obligatoires prennent 99% de sa vie. Que l'on rate Noël et les anniversaires ? que l'on embrasse en courant ? Peter lui, était à la maison, même s'il supportait de plus en plus mal d'être le monsieur Bergman, il le gardait pour lui, même s'il était jaloux des partenaires de sa femme et de ses escapades. Comment lutter contre Spencer Tracy, Humphrey Bogart, Gary Cooper, Joseph Cotten, Charles Boyer, Grégory Peck ou Gary Grant ? Jalousie illusoire, car il ne s'agit que de partenaires de cinéma, mais il avoue avoir peur.
Alors il se battra contre cet Italien, cet étranger qui a enfin concrétisé cette peur, et lui a enlevé la belle jeune fille, épousée jadis en Suède.
Un critique new-yorkais avait écrit d'elle à son arrivée chez Selznick : " Imaginez la fiancée bien lavée d'un Vicking, mangeant des pêches à la crème dans de la porcelaine de Brest, le premier jour du printemps au sommet d'une falaise..."
Ce temps là est bien loin, tout est noir, tout est violence et passion là-bas sur le Stromboli, l'amour n'empêche pas la bagarre. Ingrid a écrit elle-même dans son livre de mémoires : " Je hurlai à Roberto : va te faire pendre avec tes films réalistes !...Je ne supporterai pas de travailler un jour de plus
avec toi ! " Elle a peur aussi, du manque de dialogues écrits et des comédiens amateurs, de la haine de Roberto pour ses producteurs, aux exigences pourtant logiques : où est le scénario ? Combien de semaines de tournage ? Qui écrit les dialogues ?,
A tout cela Rossellini répond avec mauvaise humeur qu'il invente lui même le scénario, que les acteurs seront doublés et qu'il n'a pas besoin de dialoguiste à ses trousses puisque les acteurs disent n'importe quoi pour l'instant et qu'il tournera le temps qu'il veut, au gré de sa créativité.Mais Ingrid continue de l'admirer et de l'aimer alors que tout est noir là-bas aussi, à Hollywood. Pia restera chez son père, les journalistes s'indignent, les ligues de morale explosent, les échotières, comme madame Parson, la plus terrible et la plus efficace démolisseuse de carrière, se mettent en première ligne, jusqu'au jour où l'ultimateum arrive sur les flancs du Stromboli. Il est expédié par un organisme de censure, créé par les producteurs de films, et chargé de veiller à " la sauvegarde de la moralité chrétienne dans le cinéma américain. Il est clair cet ultimatum, il souligne le " danger de détruire sa carrière ", " de décevoir le public américain ", l'effondrement du box-office, la noire menace d'un " complet désastre personnel ". Une seule solution lui est suggérée : publier un démenti catégorique, renier son amour pour Rossellini, annoncer son retour au bercail près de l'époux confiant et de sa petite fille inquète. Cette menace est suivie d'autres. Si la star persiste, si con nom s'éffondre au box-office, les derniers films tournés aux Etats-Unis et en passe d'être distribués ne le seront pas ou seronts des "fours". Donc, les réalisateurs perdront de l'argent, donc elle entraînera dans sa chute des gens qui lui ont fait confiance.
C'est épouvantable d'être jugée à la fois femme infidèle, mère indigne, et star décadente. Quelques rares amis la soutiennent dont Ernest Hemingway, mais n'est t-il pas lui même considéré comme un affreux marginal... et Rossellini ? Quel genre de chantage utilise t-il ? " Si tu me quittes , je me tue". "Stromboli" terminé , Ingrid s'aperçoit qu'elle attend un enfant de Roberto. Voilà qui ranime la passion des paparazzis pour ces amours délicieusement coupables. Comme beaucoup d'autres, Ingrid va vivre l'infernale existence en forme de labyrinthe qui est le lot des stars dans son cas. Ils sont partout les vautours à objectifs. Sur les toits de la clinique où elle doit accoucher, sur les balcons voisins, dans les buissons du parc, derrière les portes, dans les arbres. Ils utilisent tous les substerfuges, ils sont prêts à payer des fortunes aux malheureuses soeurs infirmières. Ils se déguisent en femmes enceintes, en télégraphistesn en courants d'air...Robertino Rossellini, fruit des amours scandaleuses de la star et de son metteur en scène, naîtra dans cette ambiance. Le film "Stromboli" chef-d'oeuvre attendu, sera un échec... D'ailleurs, rien ne marchera professionnellement entre Rossellini et Bergman. Il ne veut pas qu'elle tourne avec d'autres que lui. Il s'obstine à écrire pour elle, se privant ainsi de liberté, empoisonnant son talent par des contraintes inutiles. Pourquoi cette possessivité ? Ces exigences maladives ? Cinq films, cinq échecs publics semblent donner raison aux affreux producteurs américains qui voulaient cantonner Ingrid dans un personnage unique de femme pasteurisée. Mais le talent du réalisateur et celui de l'actrice ne sont pas en cause. C'est leur amour qui mène l'échec.